C'est avant la naissance qu'un enfant commence à structurer sa mémoire : des perceptions physiques ou des perceptions sensorielles comme la voix de ses parents constituent déjà pour lui de sérieuses références.
Mais c'est pendant les toutes premières années de sa vie que vont s'ancrer en lui les premiers et les plus solides modèles, notamment lorsqu'il commencera à comprendre le sens des mots. Là, il devra sans cesse codifier non plus seulement des modèles d'actions élémentaires, mais des mots pour les associer eux aussi à des symboles.
En principe, les premières sources d'inspiration d'un enfant sont entièrement conditionnées par le comportement des parents. C'est à ce moment-là que se forment les principales trames symboliques du cerveau. Tout ceci influence d'ailleurs grandement sa personnalité puisque tout enfant cherche aussi à se construire des modèles de comportement, et pour cela, tous les exemples sont bons à prendre, ceux du grand frère comme ceux des héros imaginaires.
Lorsqu'il est à l'école, un enfant se constitue deux types de codifications mentales : des modélisations liées à l'expérimentation (ça, il en a déjà l'habitude ; on parlera de "connaissance"), et des codifications beaucoup plus limitées qui résulteront d'un apprentissage théorique (on parlera de "savoir").
La connaissance, c'est le vécu ; c'est lié à l'expérience. En classe, un enfant modélisera le comportement de sa maîtresse en testant ses réactions face à diverses situations. Avec un peu d'expérience, il pourra ainsi "anticiper" ce comportement par simple simulation ou "mise en situation" mentale.
Dans le cas d'un apprentissage théorique, l'enfant devra faire l'effort de rechercher lui-même une image représentative dans sa mémoire, et l'image choisie dépendra uniquement de ses expériences propres, d'où une compréhension tout à fait personnelle.
Si une aucune expérience pratique ne vient concrétiser un savoir théorique stocké en mémoire, celui-ci reste inerte et dépourvu de tout "degré de liberté" : une seule approche est possible. Il est donc hasardeux de chercher à manipuler ce genre d'information mentalement. En ce sens, il est délicat de parler de modélisation lorsqu'un savoir reste théorique.
Pendant toute sa vie, un être humain accumule d'innombrables informations, chacune restructurant la "cartographie" générale du cerveau. Par conséquent, on ne trouvera jamais deux cerveaux organisés de la même manière. Certes, un facteur culturel peut être à l'origine de formes de modélisations ou associations symboliques massivement partagées : en France par exemple, on imagine tous la réaction d'un policier qui se ferait insulter, et on associe souvent le mot "outil" à l'image "marteau" – bien que l'image par elle-même fasse systématiquement l'objet d'une caricature propre au vécu de chacun. Cependant, le même mot "outil" peut fort bien renvoyer à l'image d'un chou fleur pour une personne qui vient de passer des heures à bêcher son jardin quelque part en Bretagne. On peut également demander à dix personnes qui viennent de lire un même ouvrage d'en faire une synthèse : chaque récit sera différent car chacun ne peut capter, comprendre, admettre et même imaginer que ce qui le concerne, le rassure ou lui ressemble.
La façon de penser ou de réagir d'un individu est donc fortement conditionnée par son vécu. Cette constatation est à l'origine de sérieuses études liées à la communication, applicables dans de nombreux domaines comme l'enseignement, la politique ou le marketing. "La signification résulte d'une codification propre à chacun. Les gens comparent le message reçu avec une réalité vécue. C'est cette comparaison qui fait comprendre ce que le mot veut dire. Pour positionner un produit ou pour se positionner soi-même, il faut être à l'écoute des réalités vécues des gens." (J.P. Callegari). Un enseignant ne pourra donc se faire comprendre que s'il est à l'écoute de ses élèves, un politicien ne pourra se faire entendre que si son message tient compte des résultats des précédents sondages, et un commerçant ne se fera remarquer que si son produit suscite une image conforme à certaines attentes.
Lors de la transmission verbale d'un message, on estime les pertes ou distorsions à 90 % en moyenne. Si ce phénomène est à l'origine de nombreux problèmes de communication, en revanche la cohérence du comportement de chacun en dépend. En effet, il est primordial que chacun modélise sa réalité à sa façon car chaque personne est unique. La diversité et la complexité des paramètres qui entrent en jeu (centres d'intérêts, vécu, responsabilités, aptitudes...) sont telles qu'il ne peut exister deux modèles strictement identiques d'une même situation.
Si on analyse quelques cas extrêmes, il est évident qu'un non voyant devra tout miser sur des codifications tactiles et sonores et qu'un illettré modélisera tout écrit par un symbole négatif entraînant un certain embarras. Seulement, si on réfléchit un peu, on s'aperçoit vite que tout le monde baigne dans ce genre d'extrême : un marchand de fruits considère sans doute sa marchandise comme de l'argent périssable, un banquier assimile peut-être ses clients à des portefeuilles ambulants, un escroc prend probablement ses victimes pour des imbéciles...
Vu de l'autre bord, un simple passant pourra représenter une source d'informations pour un automobiliste perdu, un agresseur potentiel pour un détenteur d'une grosse somme d'argent liquide ou encore un repas possible pour un lion en liberté. Un ordinateur déclenchera l'envie de jouer chez un enfant ou le réflexe de tourner les talons chez une secrétaire. L'île de Tonga représentera le centre du monde pour ses habitants, un "coin perdu" pour un parisien ou une source d'aventures pour un voyageur... Pour une situation donnée, il n'existe pas de modèle de base : chacun conçoit sa réalité en fonction d'un contexte ; il n'est pas de modèle-type qui tienne.
Lors de l'exercice d'une activité, l'efficacité d'un modèle dépend souvent de sa simplicité. Plus que trompeuses en effet, les apparences sont complexes, inexploitables, et parfois même imperceptibles lorsqu'elles restent à l'état brut.
Une "déformation professionnelle" consiste à caricaturer inconsciemment une réalité, et bien souvent, on remarque ce que les autres ne voient pas. "On a demandé à des médecins qualifiés et des étudiants de palper la glande tyroïde de malades, et d'en faire un moulage en glaise. Le résultat est surprenant : les étudiants font des moulages plus conformes à la réalité que les médecins qualifiés. Ces derniers, en reproduisant la glande, accentuent les symptomes qu'ils ont détecté." (L'opérateur, la vanne, l'écran, F.Daniellou).
Il peut également être judicieux de dépasser les limites de la caricature. L'intéressé peut parfaitement oublier les apparences pour tout (re)modéliser à sa manière dans son esprit. Lors d'un reportage diffusé à la télévision il y a quelques années, un garçon de restaurant parisien expliquait comment il s'y prenait pour satisfaire les commandes des clients sans prendre la moindre note : avec l'expérience, il était capable de faire complète abstraction des stimuli extérieurs qui ne le concernaient pas. Les clients prenaient alors la forme de brochettes de poisson, salades composées ou omelettes norvégiennes en fonction des plats qu'ils avaient commandés. Tout simplement.
De la même manière, un chauffeur de taxi pourra faire "corps" avec sa voiture, un chirurgien expérimenté transformera sa sensibilité en perspicacité, et enfin pourquoi un agent de la circulation ne se prendrait-il pas pour un chef d'orchestre s'il juge ce modèle efficace ?
Si un modèle est en général réservé à un usage personnel, on peut aussi en fabriquer pour les autres. On se souvient tous d'une image particulièrement extravagante proposée au public pour vanter les mérites d'une compagnie d'assurance : contre une simple signature, on bénéficiait d'une escorte monumentale composée d'ambulances, médecins, pompiers, et même d'un immense Boeing 747.
En réfléchissant bien, en fait, ce type de modélisation n'est pas du tout irréaliste. Il est tout à fait clair que dans notre société – notamment en Europe – chacun d'entre nous est accompagné par différents systèmes qui restent en permanence à l'écoute de nos besoins ou guettent nos moindres faux pas. Ce sont les assurances, la sécurité sociale, le système judiciaire, etc.
Au-delà de toute évaluation "directe" enfin, il y a l'évaluation "extrapolée". En tennis de table, il est indispensable d'anticiper la trajectoire de la balle avant même que l'adversaire ne l'ait touchée. Le problème est le même en boxe : comment éviter un coup si on ne l'anticipe pas ? Faute de simulation mentale cohérente, point de salut. Que penser de l'automobiliste lorsqu'il prévoit l'imprévisible ? Comment mener à bien une action si ce n'est en poursuivant un objectif ? L'être humain anticipe sans cesse la réalité, et il n'a pas le choix ; c'est une question de survie.
Par nature, l'homme n'aime pas l'imprévu ni l'incertitude. Un bon exemple : la Bourse. Les professionnels se retirent dès que survient l'ombre d'une incertitude, ce qui fait que les fluctuations suivent non pas un contexte économique concret mais une anticipation basée sur des hypothèses. Ceci dit, lorsqu'il ne se sent pas menacé, l'homme est tout à fait capable de cohabiter avec l'imprévu : on aime bien les surprises lorsqu'elles sont de bon goût, et on aime bien les magiciens justement parce qu'un tour de magie ne s'anticipe pas !
Bien sûr, "prévoir" n'est pas le propre de l'homme car un chien peut parfaitement courir après un morceau de bois imaginaire si on fait semblant de le lancer. Ceci dit, l'être humain "cogite" beaucoup, et de ce fait, il ne se laisse pas facilement surprendre ; voilà sans doute son principal point fort.
Nous vivons dans un monde vaste, complexe, parfois déstructuré, et la loi de la nature est souvent impitoyable. Comment donc un être simple, indépendant et désarmé peut-il trouver sa place et vivre de façon cohérente au milieu d'un tel système ?
Si l'on ne peut pas s'y adapter, pourquoi ne pas aménager le système lui-même – ou plutôt la compréhension, et donc le modèle que l'on a de ce système ? "Trop d'informations tuent l'information". Ainsi, de même qu'une paire de lunettes de soleil nous permettent de filtrer des informations trop lumineuses, une interface "Homme-Univers" (nos sens et notre cerveau) nous permet d'adapter le monde à nos modestes besoins. |
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